V
MOURIR POUR RIEN ?

— Si vous voulez bien me suivre, sir Richard.

Le jeune capitaine de l’armée de terre, les yeux ronds, regardait Bolitho remonter la plage comme s’il était tombé de la lune.

Bolitho fit une pause pour examiner les vaisseaux à l’ancre dans la baie. Dans l’intervalle qui les séparait de la terre, des embarcations de tous types faisaient des allées et venues. Certaines dégorgeaient leurs cargaisons de tuniques rouges dans les rouleaux et les laissaient patauger sur la plage, d’autres ne se donnaient pas tant de peine. Elles étaient chargées à ras bord d’armes et de ravitaillement, une ou deux lui parurent sur le point de chavirer.

Il aperçut la chaloupe de la Miranda qui regagnait la goélette pour y attendre ses ordres. Tyacke ne serait certes pas mécontent de quitter l’endroit.

S’il faisait chaud à bord, c’était deux fois pire sur le rivage : la chaleur semblait sortir de terre, comme douée d’une existence propre. Au bout de quelques minutes, les vêtements de Bolitho lui collaient à la peau. Afin d’honorer l’armée comme il convenait, il avait revêtu le manteau et le chapeau galonné qu’il avait récupérés à bord de la Thémis lors de leur bref passage. Il avait informé Warren de ce qu’il se passait et laissé des ordres aux commandants.

Il reprit sa marche derrière le jeune officier tout en observant les signes encourageants ou les indices de retard dans les opérations de l’armée. On voyait des soldats partout. Certains étaient employés à transporter la poudre et les munitions déposées sur la plage, d’autres se dirigeaient au pas cadencé vers les collines, en escouades ou par sections. Quelques-uns lui jetèrent un regard curieux en passant devant lui, mais il ne représentait rien pour eux. Il y avait parmi eux des soldats bronzés, comme s’ils arrivaient des Indes, d’autres avaient l’air de nouvelles recrues. Chargés comme ils l’étaient de leur havresac et de leurs armes, ils suaient à en laisser des marques sombres sur leurs tuniques.

Allday baissa un peu son chapeau sur ses yeux et lâcha :

— Regardez-moi ça, sir Richard, ça en fait des chichis, si que vous voulions mon avis !

Bolitho entendait dans le lointain le grondement de l’artillerie légère – anglaise, hollandaise ? C’était impossible à dire. Le bruit semblait neutre et peu menaçant, mais la présence de cadavres recouverts d’une toile, attendant d’être inhumés sur le bord de la route sommaire qui longeait la côte indiquait qu’il n’en était rien.

Le capitaine s’arrêta et désigna quelques rangées de tentes soigneusement alignées.

— C’est ici que ma compagnie a pris position, sir Richard, mais le général est absent – et voyant que Bolitho ne disait rien, il ajouta : Et je suis sûr qu’il sera bientôt de retour.

Quelque part, un homme se mit à pousser des cris déchirants et Bolitho devina qu’ils s’approchaient d’un hôpital de campagne installé près de la compagnie d’état-major. L’avance était lente. Dans le cas contraire, les chirurgiens militaires se seraient installés plus avant, derrière la crête.

Le capitaine souleva la portière d’une tente et Bolitho se baissa pour entrer. Le contraste était saisissant : le sol était recouvert de nattes, Bolitho imagina les prodiges qu’avaient dû accomplir les ordonnances pour dénicher un endroit assez plat leur permettant de les poser et d’ancrer solidement cette vaste tente.

Un colonel, le visage grave, était assis dans un fauteuil pliant. Il se leva et s’inclina pour le saluer.

— Je commande le soixante et unième, sir Richard – il prit la main que lui tendait Bolitho et, souriant : Nous savions que vous étiez dans les parages, mais nous ne savions pas que nous vous verrions parmi nous !

Il semblait épuisé.

— Nous n’avons pas eu le temps de nous préparer à vous accueillir comme il convient.

Levant les yeux, Bolitho aperçut un trou roussi dans le toit de la tente. Le colonel surprit son regard.

— Hier soir, sir Richard. L’un de leurs tireurs d’élite a réussi à s’infiltrer dans nos lignes. Il espérait trouver une cible de choix, c’est certain.

Il fit un signe à une ordonnance qui arrivait avec un plateau chargé de verres.

— Voilà de quoi vous désaltérer un peu en attendant le général.

— L’ennemi est-il bien préparé ?

— Certes, sir Richard, et il a en main tous les atouts – puis fronçant le sourcil, il ajouta, l’air un peu méprisant : Mais ils usent de méthodes que je juge indignes de soldats. Ce tireur, par exemple, ne portait pas l’uniforme. Il avait revêtu des haillons pour se confondre avec le paysage. Il a tué deux de mes hommes avant d’être maîtrisé. Ce n’est pas un comportement convenable.

Allday intervint :

— Je crois ben que j’l’voyons par là-bas, sir Richard, il est pendu à un arbre.

Le colonel regarda le bosco, ébahi, comme s’il le découvrait.

— Qu’est-ce à dire… ?

— Mr. Allday m’accompagne, mon colonel.

Il regarda Allday prendre un grand verre de vin à l’ordonnance et lui fit un clin d’œil.

— Ne poussez pas le bouchon trop loin, matelot.

Dans son énorme poing, le verre ressemblait à un dé à coudre.

Bolitho goûta le breuvage : il était comme le général, il avait bien supporté le voyage. Le colonel s’approcha d’une table pliante sur laquelle on avait étalé plusieurs cartes.

— L’ennemi recule lorsque nous le pressons un peu, sir Richard – on dirait qu’ils n’ont aucune envie de résister et de se battre. Mais du coup, les choses n’avancent pas vite – et regardant Bolitho droit dans les yeux : Et si, comme vous le dites, nous ne devons attendre aucun renfort en hommes et en matériel, j’ai peur que nous mettions des mois et non des semaines à nous emparer du Cap.

Bolitho entendit des bruits de sabots dans la pierraille, des ordres aboyés, puis les mousquetons des sentinelles qui claquaient en dehors de la tente. Les chevaux devaient être bien contents d’avoir retrouvé la terre ferme, songeait Bolitho, même s’ils étaient seuls dans ce cas.

Le général fit son entrée et jeta gants et coiffure sur une chaise. C’était un homme fort bien mis, aux yeux bleus perçants, un soldat raisonnable, qui prétendait ne jamais rien exiger de ses hommes qu’il ne pût ou ne voulût faire lui-même.

Il donna quelques ordres avant de prier les autres de disposer. Allday, qui avait trois verres de vin derrière la ceinture, murmura :

— Je reste à portée de voix si vous avez besoin de moi, sir Richard.

Comme la portière retombait sur l’entrée, le général lâcha :

— Ce gaillard est assez extraordinaire.

— Il m’a sauvé la vie deux ou trois fois, sir David, et m’a évité encore plus souvent de devenir fou.

De manière étonnante, le visage rougi par le soleil du général se radoucit.

— Dans ce cas, il m’en faudrait quelques milliers comme lui, ça je peux vous le dire ! Son sourire disparut aussi vite qu’il était venu. Le débarquement s’est bien passé. Le commodore Popham a fait des miracles et, si j’oublie quelques blessés, chose inévitable, tout s’est déroulé de manière satisfaisante.

Il jeta à Bolitho un regard sévère :

— Et à présent, on m’annonce que je ne recevrai pas de renforts, que vous avez même l’intention d’enlever quelques frégates à l’escadre.

Bolitho avait l’impression de revoir son ami Thomas Herrick. Il avait les yeux du même bleu. Un homme obstiné jusqu’à l’entêtement, loyal, sensible même. Mais Herrick était-il encore son ami ? Admettrait-il un jour son amour pour Catherine ? Il répondit sèchement :

— Il ne s’agit pas uniquement de mes intentions, sir David !

En disant cela, il songeait à Herrick, au gouffre qui s’était créé entre eux. Il reprit plus durement :

— Ces ordres portent la signature du roi, pas la mienne.

— Je me demande bien qui les lui a dictés…

— Je préfère ne pas avoir entendu, sir David, répliqua lentement Bolitho.

Le général eut un sourire amer :

— Entendu quoi, sir Richard ?

Comme deux duellistes qui ont décidé de changer de tactique, ils se dirigèrent vers les cartes posées sur la table.

A un moment, le général prêta l’oreille au grondement du canon qui résonnait dans le lointain. Cela rappelait à Bolitho le bruit du ressac sur la plage.

Bolitho posa sa propre carte sur la pile et commença :

— Vous êtes un soldat, ce qui n’est pas mon cas. Mais je sais tout de même à quel point le ravitaillement est quelque chose d’important, de vital même, pour une armée en guerre. Je crois que l’ennemi attend des renforts. S’ils arrivent avant que vous vous soyez emparé de la ville du Cap, sir David, quelles sont vos chances de l’emporter ?

Le général ne répondit rien pendant une longue minute au cours de laquelle il examina la carte de Bolitho et les différentes notes qu’il y avait attachées – puis, d’une voix sourde :

— Très faibles – il retrouvait sa dureté naturelle –, mais le rôle de la marine consiste à les en empêcher ! Il faut bloquer le port, repousser tous ceux qui tenteraient de venir au secours de la garnison.

Cela ressemblait presque à une accusation.

Bolitho regardait la carte, mais ne voyait que la poignée de vaisseaux de Warren. Les commandants avaient désormais leurs ordres. Les trois frégates devaient patrouiller pour surveiller Le Cap et ses approches, tandis que les deux goélettes qui restaient assureraient les liaisons entre elles et le commodore. Ils auraient peut-être de la chance mais, sous le couvert de l’obscurité, il n’était pas trop difficile à des vaisseaux de se glisser entre les mailles et d’aller se mettre sous la protection des batteries côtières.

Le choix qui s’offrait à lui était toujours le même. Attaquer dans la baie en risquant de subir le tir combiné des batteries et des vaisseaux mouillés là… Au mieux, cela se terminerait en massacre. Mieux valait ne pas penser au pire : l’armée défaite puis contrainte de battre en retraite par manque de ravitaillement et à cause de la résistance têtue de l’ennemi. Une nouvelle de ce genre aurait des résonances dans toute l’Europe. La victoire écrasante remportée à Trafalgar sur les flottes combinées risquait même de voir ses effets annulés si l’armée était incapable d’occuper Le Cap. Les alliés contraints de la France reprendraient du poil de la bête, le moral de l’Angleterre s’effondrerait dans les mêmes proportions. Bolitho reprit :

— J’ai l’impression que ni vous ni moi n’apprécions la mission qui nous a été confiée, sir David.

Le général se retourna. Le jeune capitaine que Bolitho avait déjà vu fit son entrée.

— Oui ?

— Un message du major Browning, sir David. Il souhaite repositionner son artillerie.

— Transmettez cet ordre, voulez-vous ? Que l’on ne fasse rien avant mon arrivée. Et dites à mon ordonnance d’aller chercher mon cheval.

Puis, se retournant :

— Les nouvelles que vous venez de m’apprendre constituent un recul, et pas des moindres, sir Richard – il le regardait droit dans les yeux. Je suis obligé de vous faire confiance, non pas que je doute des aptitudes de mes officiers et de mes hommes, mais parce que je n’ai pas d’alternative ! Je sais l’importance de cette campagne, tout le monde l’observe, comme un avant-goût de ce qu’il pourrait se passer ensuite. Ne vous y trompez pas. Tous les triomphes remportés en mer ne serviront strictement à rien tant que le fantassin anglais n’aura pas posé le pied sur le sol de l’ennemi.

On entendait des voix étouffées dehors, les pas d’un cheval qui rechignait à reprendre sa tâche.

Le général repoussa le verre de cognac qu’on lui avait servi, ramassa sa coiffure et ses gants. Ils n’avaient pas encore eu le temps de refroidir depuis sa dernière chevauchée. Il se mit à sourire :

— Vous êtes un peu de la même trempe que Nelson, vous savez. Il jugeait qu’il aurait fait un aussi piteux brigadier à terre qu’il était bon marin sur l’eau !

— Je vous rappelle, répondit assez froidement Bolitho, qu’il s’est emparé de Bastia et de Calvi, le tout avec ses marins, pas avec l’armée.

— Touché[2] !

Le général le précéda vers la sortie et Bolitho aperçut un grand nombre de soldats qui marchaient en rangs, soulevant des nuages de poussière rouge.

— Regardez-les, lui dit le général. Faut-il qu’ils meurent pour rien ?

Bolitho vit Allday partir en courant vers la plage pour héler le canot. Il répondit :

— Si vous me connaissiez, sir David, vous ne me poseriez pas cette question.

L’œil bleu du général lança un éclair. Il chaussa un étrier.

— C’est bien parce que je vous connais, sir Richard ! Et je ne vous demande rien. Pour la première fois de ma vie, je quémande !

Le colonel vint rejoindre Bolitho au bord de l’eau et ils regardèrent côte à côte le canot qui faisait force rames en donnant du tour à un gros ravitailleur à l’ancre.

— Je ne l’ai encore jamais vu ainsi, sir Richard, fit-il enfin.

Allday faisait de grands signes pour indiquer à l’armement où il devait faire tête, mais il ne pensait qu’à Bolitho. Ce qu’il n’avait pas entendu, il le devinait sans peine. Ceux qui connaissaient les tenants et les aboutissants de toute cette affaire savaient bien qu’ils lui avaient confié une mission désespérée.

Il entendit le colonel qui claquait des talons en disant :

— J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir, sir Richard.

Bolitho avait détourné les yeux et contemplait la plage qui descendait en pente douce.

— J’y compte bien, mon colonel. Au Cap ou en enfer, mais seuls de bien plus puissants que nous en décideront !

Le canot avait presque rallié la goélette lorsque Bolitho se tourna enfin vers Allday.

— Vous vous rappelez l’Achate ?

Le solide bosco sourit en se tâtant la poitrine.

— Y’a peu d’chance que j’l’oublie, sir Richard !

Il essayait de rire, de traiter la chose par un haussement d’épaule.

— Mais ça fait quand même quatre ans.

Bolitho lui posa la main sur le bras.

— Je ne voulais pas vous rappeler de mauvais souvenirs, mon vieux, mais il m’est venu une idée. Un jour, je me suis fait la réflexion que nous aurions pu perdre la Vieille Katie, aussi vrai que nous avons perdu l’Hypérion.

Allday le regardait fixement, le visage sérieux, et il se sentait devenir de glace en dépit du soleil qui chauffait.

— Un brûlot, c’est ça que vous voulez dire, sir Richard ?

Il manqua s’étrangler, jeta un regard au nageur qui donnait la cadence pour s’assurer qu’il n’entendait pas, puis se rejeta en arrière.

Bolitho faisait comme s’il réfléchissait à haute voix.

— Ce serait peut-être inutile. Je comprends tout d’un coup ce que j’exige des autres – il se tourna pour regarder l’eau qui léchait le travers – … mais bon, si je pèse les pertes en hommes et en bâtiments…

Allday fit volte-face pour se tourner vers le patron. Mais l’homme était concentré sur la manœuvre d’approche finale, les poings serrés sur la barre. Il était peu probable que la Miranda eût une autre fois l’occasion d’embarquer un officier général et il devait savoir quelles conséquences auraient pour lui la moindre erreur.

Pas un des hommes de l’armement ne pouvait deviner ce qui tourmentait Bolitho et, s’ils l’avaient su, ils n’y auraient rien compris.

— Je me souviens, reprit Bolitho, de ce que disait Mr. Simcox, à propos du vent. Qu’il ne pourrait guère nous aider, mais qu’il pouvait permettre à l’ennemi de s’échapper.

Il se retourna en voyant les mâts de la goélette se dresser au-dessus d’eux.

— Cela dit, il faudra trouver des volontaires.

Allday se mordit la lèvre. Ces gens-là n’étaient pas les hommes de Bolitho, mais des étrangers. Ils ne l’avaient jamais suivi lorsqu’ils coupaient la ligne de l’ennemi, lorsque l’enfer se déchaînait autour d’eux. Il se souvenait de ce qu’il s’était passé dans le temps à San Felipe comme si c’était hier. L’Achate sur ses ancres et puis, soudain, ce vaisseau en flammes qui arrivait droit sur ceux qui le voyaient venir, horrifiés. Il y avait une seule chose qui fût pire que d’être abordé par un brûlot, songeait amèrement Allday, c’était de faire partie de son équipage. Des volontaires ? Autant essayer de trouver une pucelle dans la basse ville de Portsmouth.

Bolitho se leva lorsque le canot toucha le bordé. Les marins matèrent, les avirons avaient l’air d’os blanchis au soleil.

Il baissa les yeux vers Allday dont le visage montrait tous les signes de l’inquiétude et lui dit doucement :

— Cette fois-ci, la question n’est pas de savoir ce que l’on choisit, car nous n’avons pas le choix.

Puis il se leva et enjamba le plat-bord. Allday le suivit, il s’entretenait déjà avec Tyacke qui, Dieu soit loué, cachait la moitié de son visage couverte de ces horribles cicatrices.

Après ce qu’il avait dû endurer, il était peu probable que Tyacke fût d’un grand secours.

 

Le commodore Arthur Warren regardait la scène sans essayer de cacher son étonnement. Bolitho passa sa chemise toute froissée à Ozzard avant d’en enfiler une propre. Le petit domestique tournait autour de lui et manqua se faire bousculer lorsque Bolitho s’avança à grands pas entre la table et les fenêtres de poupe de la grand-chambre du Thémis.

Avant que le vaisseau eût repris sa lente rotation autour de son câble, Bolitho avait eu le temps de voir l’activité fébrile qui régnait à bord du transport le plus proche. Le négrier capturé était dissimulé derrière lui, du côté du large, et il se demanda combien de temps il faudrait encore pour achever les aménagements qu’il avait prescrits.

Bolitho n’avait jamais réussi à comprendre le fonctionnement son instinct. Mais cette fois-ci, comment il en était venu à sentir ce qu’il devait faire, voilà qui le laissait totalement sans voix. Il en était sûr maintenant, mais il était de la plus haute importance que Warren fût mis au courant de ce qu’il se passait. Il lui dit :

— Vous allez envoyer la goélette La Colombe, elle relaiera vos signaux aux bâtiments en croisière.

Il voyait dans sa tête la frégate de trente-six, La Curieuse, qui tirait des bords quelque part au-delà de l’horizon. C’était la ligne avancée de défense de Warren, au cas où l’ennemi aurait tenté de s’approcher par l’ouest. La seconde goélette devait jouer le même rôle avec la seconde escadre mouillée dans la baie de Saldanha. Chaque commandant, du plus ancien, Varian, aux plus humbles lieutenants de vaisseau commandants de goélette, allait devoir faire preuve d’initiative si le vent tournait contre ou s’ils apercevaient un bâtiment manifestement hostile. Dans les ordres qu’il avait rédigés, Bolitho avait détaillé ses instructions de manière nette et précise : pas d’acte d’héroïsme gratuit, pas de combat singulier sans en avoir informé au préalable le commodore.

Le mouillage paraissait étrangement désert et d’autant plus vulnérable. Il se demandait si Warren ne regrettait pas d’avoir débarqué ses pièces arrière pour les remplacer par de faux canons en bois parfaitement inutiles. Mais il était trop tard pour regretter quoi que ce fût.

— Je n’aime pas ça, sir Richard, commença Warren. Si vous tombez au cours de cette aventure ou si vous êtes capturé, comment pourrai-je me justifier ?

Bolitho le regardait, impassible. Et voilà tout ce que ça lui fait ? Peut-être Varian avait-il raison, après tout.

— Je laisse quelques lettres, répondit-il – il vit Jenour, posté devant un sabord, qui se retournait – mais n’ayez crainte – il avait du mal à dissimuler son amertume : J’en connais qui ne se lamenteront pas pour autant.

Allday passa par une portière et tendit à Bolitho son vieux sabre. Il inspecta rapidement la tenue de Bolitho, d’un œil plutôt critique, puis finit par hocher la tête.

— Satisfait ? lui demanda Bolitho en souriant.

— Ouais. Mais ça veut pas dire que j’ai pas l’mêm’avis.

Allday s’était changé lui aussi et avait revêtu sa belle veste bleue et son pantalon de nankin. Il jeta un regard rapide au second sabre de Bolitho accroché dans le râtelier et glissa à Ozzard :

— Prends-en bien soin de çuici, mat’lot – et posant sa grosse patte sur l’épaule du petit homme : Comme la dernière fois, tu t’souviens ?

Bolitho s’approcha de la table pour étudier la carte. Le Truculent du capitaine de vaisseau Poland devait se trouver à poste, dans l’ouest de la baie de la Table, paré pour le rendez-vous avec la Miranda et sa dangereuse conserve. La Fringante de Varian, la plus fortement armée des frégates, devait se tenir dans le sud-ouest. En cas de succès, Varian devrait prendre en chasse tous les vaisseaux qui tenteraient de fuir pour échapper au brûlot et essayer de s’en emparer.

Que l’ennemi identifiât ou non l’Albacore ne changerait guère le résultat. Cela n’avait d’importance que pour ceux qui se trouveraient à bord du brûlot jusqu’au dernier moment.

Le fusilier de faction devant la porte aboya :

— Chirurgien, amiral !

Celui qui fit son entrée était un homme maigre, impassible, aussi pâle que Warren. Il commença d’un ton assez brusque :

— Je regrette de vous importuner, amiral, mais cet aspirant de la Miranda veut regagner immédiatement son bord.

— Est-il suffisamment remis ? lui demanda Bolitho.

Troublé par la présence de l’amiral qui avait revêtu son uniforme au lieu de sa tenue habituelle, chemise largement ouverte, le chirurgien reprit précipitamment :

— C’est une blessure sérieuse, amiral, mais il est jeune et décidé.

Il garda les lèvres serrées, comme s’il avait décidé de taire ce qui lui brûlait la langue. Ce n’étaient pas ses affaires.

— Dans ce cas, qu’il vienne avec nous sur la Miranda. Voyez cela, Stephen.

Constatant que l’aide de camp n’essayait pas de cacher son soulagement, Bolitho ajouta :

— Vous avez cru que j’allais encore vous laisser ici une fois de plus – il esquissa un sourire : Si Allday est mon bras droit, alors vous êtes mon bras gauche !

Il revoyait la tête de Jenour lorsqu’il avait posé le pied sur le vaisseau amiral, voilà seulement quelques heures. Un brick courrier qui avait fait une courte escale avait déposé un sac de dépêches sans même prendre le temps de jeter l’ancre. Il avait fait si vite que l’on comprenait comment la Miranda avait pu ne pas le voir.

Jenour lui avait dit un ton plus bas alors qu’ils se dirigeaient vers la grand-chambre :

— A l’intérieur de l’enveloppe, il y a… une lettre… pour vous, sir Richard.

Bolitho s’était tourné vers lui :

— Dites-moi tout, Stephen, je vous en supplie !

Comme Warren se dirigeait vers eux en traînant les pieds, essayant à grand-peine de reprendre son souffle, Jenour avait répondu précipitamment :

— C’est votre dame, sir Richard – voyant que Bolitho restait l’air interrogateur, il précisa : La lettre vient de Falmouth.

Dieu soit loué. Enfin, la première lettre. Il s’attendait à moitié à une lettre de Belinda. L’éloignement aurait pu lui donner de l’assurance, il n’était pas impossible qu’elle lui demandât de l’argent, ou lui suggérât une réconciliation factice pour tenter de sauver les apparences.

A présent, la lettre se trouvait dans sa poche. D’une manière ou d’une autre, il trouverait bien moyen de la lire tranquillement, de sentir sa présence, d’entendre le son de sa voix, même à bord de cette Miranda encombrée de toutes parts. Lorsque tout serait terminé, il commencerait à rédiger sa réponse et à lui raconter tout ce qu’il avait échafaudé depuis leur triste séparation.

Il se tourna vers les fenêtres de poupe pour observer, pensif, l’eau qui scintillait. Si je dois tomber… Dans ce cas, il y avait cette seconde lettre, celle qui était dans son coffre.

Il leva le bras pour permettre à Allday de fixer le vieux sabre si familier. Un rite qu’il avait accompli si souvent et dont il avait cru si souvent que c’était la dernière fois.

Il quitta la chambre et s’arrêta en voyant Ozzard qui l’attendait, sa coiffure à la main.

— Lorsque nous en aurons terminé avec tout cela, nous rentrerons à Falmouth – et voyant son air inquiet, il ajouta gentiment : Vous serez plus à l’abri ici. Ozzard avait la tête basse. Le Commodore Warren veillera à ce que l’on prenne soin de vous.

Il se hâta vers la coupée et jeta un regard aux hommes, silencieux, qui s’étaient interrompus dans leur travail pour le voir s’en aller. Comme cela changeait de l’Angleterre, songea-t-il. Ils étaient sans doute contents de le voir partir, comme si, en restant plus longtemps, il eût mis leur vie en danger.

Le soleil s’enfonçait doucement, gigantesque boule écarlate qui tremblotait sur son reflet et faisait briller l’horizon comme un fil chauffé au rouge.

Le commodore Warren se découvrit, les sifflets se mirent à gazouiller, le petit détachement de fusiliers fit claquer les crosses des mousquets. Il se laissa descendre dans le canot et fit un petit clin d’œil à l’aspirant assis, tout recroquevillé, à côté de Jenour et d’Allday.

— Bonjour… monsieur Segrave, c’est bien cela ?

Le jeune garçon bredouilla on ne sait quoi, mais, à ce moment, le canot déborda et, sciant d’un bord, nageant de l’autre, s’éloigna de la muraille.

Jenour se retourna vers l’arrière. Il était content de ne pas être resté à bord de la Thémis avec Yovell et Ozzard. Il effleura la dragonne de son beau sabre et redressa fièrement le menton.

Allday admirait le coucher du soleil flamboyant. Il prenait maintenant un nouvel aspect, un aspect menaçant. D’une façon ou d’une autre, la mort avait toujours le dernier mot.

Pour briser le silence, Bolitho demanda à Jenour :

— Stephen, qu’avez-vous bien pu emporter dans un sac si volumineux ?

Jenour chassa ce qu’il avait en tête, la lettre qu’il était en train d’imaginer à l’intention de ses parents, à Southampton.

— C’est pour la Miranda, amiral.

Il devinait à quoi Bolitho pouvait bien penser, il se souvenait de la lettre qu’il lui avait remise. Bolitho la lui avait arrachée comme si c’était la vie même qu’il lui donnait. Il aurait pu être surpris de voir qu’en son amiral cohabitaient deux hommes aussi différents : celui qui entraînait et qui commandait, et cet autre qui avait tant besoin de l’amour de cette dame, et qui ne parvenait pas à s’en cacher alors qu’il s’entendait à dissimuler ses craintes comme ses espoirs.

Le lieutenant de vaisseau Tyacke les attendait près de l’échelle. Il salua lorsque Bolitho monta à bord. Il réussit même à esquisser un petit sourire ironique en apercevant Jenour et l’aspirant Segrave.

— Eh bien, il n’y en a pas un pour racheter l’autre avec ces deux-là, n’est-ce-pas, sir Richard ?

Il débarrassa Jenour de son sac et poursuivit :

— L’Albacore est paré, amiral.

Ils se tournèrent d’un seul mouvement vers la petite goélette mouillée un peu plus loin sur la mer sombre et qui avait assez piètre allure. Dans les teintes du soleil couchant, elle semblait déjà brûler de l’intérieur.

— Nous avons fait tout notre possible, amiral. Mais comme elle n’a pas de sabords pour laisser s’échapper les flammes, nous avons dû en découper dans la cale principale et un peu partout – il fit la grimace. Le moment venu, elle flambera comme une torche.

Il se retourna, ses hommes avaient besoin de lui. Les deux goélettes devaient appareiller à la tombée de la nuit, s’esquiver comme des assassins. Réfléchissant à haute voix, Tyacke lâcha :

— Avec l’aide de Dieu, nous retrouverons le Truculent à l’aube. Vous aurez à son bord un peu plus de confort que ce que je puis vous offrir, amiral !

Bolitho, qui l’observait, remarqua soudain la lueur rouge qui éclairait son visage défiguré et lui donnait l’aspect de la cire fondue. Comme s’il venait d’être touché. Il répondit simplement :

— Ce n’est pas de confort dont j’ai besoin ; vous m’avez donné à votre bord ce que je désire le plus au monde.

— Et de quoi peut-il bien s’agir, amiral ? lui demanda Tyacke avec une pointe d’inquiétude.

— Vous m’avez donné un exemple, monsieur Tyacke. L’exemple de ce que devrait être tout bâtiment, gros ou petit, vous m’avez montré ce que sont la vraie confiance et le sens du commandement.

— Si vous voulez bien me pardonner – il se détourna comme à regret – mais j’ai beaucoup à faire.

Bolitho admirait le soleil qui s’évanouissait sous l’horizon et dans la mer. Si grande était sa majesté, si menaçant son aspect que l’on s’attendait à voir un nuage de vapeur, ou encore une explosion.

L’aspirant Segrave se dirigeait vers la descente quand Simcox l’aperçut. Il lui dit :

— Vous allez me faire le plaisir de dormir tout votre saoul cette nuit, mon garçon. On a encore un bout de temps devant nous avant de savoir ce que fabrique le Truculent – puis, redevenant sérieux :

Bob Jay m’a raconté, pour les cicatrices que vous avez – Segrave le regardait fixement : Il a bien fait, il avait le devoir de m’en parler.

Segrave baissa les yeux en serrant les poings :

— Vous n’aviez pas le droit…

— Ne me faites pas la morale sur ce que sont mes droits, monsieur Segrave ! J’en ai eu plus que mon content depuis le jour où j’ai revêtu l’uniforme du roi, vous voyez ?

Il s’était approché à quelques pouces de sa figure. Il poursuivit, de plus en plus véhément :

— Vous avions été battu comme un chien pour avoir des cicatrices comme ça, à ce que m’a dit Bob Jay. Ils vous ont brutalisé, pas vrai ? Quelques misérables qui croyaient que vous les aviez trahis, était-ce bien cela ?

Le jeune garçon hocha la tête affirmativement. Plus tard, Simcox se dit qu’il n’avait encore jamais vu pareil désespoir. Il reprit :

— Allez, c’est le passé. Bob Jay n’oubliera jamais que vous lui avez sauvé la peau – il le prit par l’épaule et ajouta rudement : Il fallait qu’j’en cause au commandant.

Segrave fut pris d’un frisson et s’essuya le visage d’un revers de manche.

— Cela aussi, c’était votre devoir.

Mais sa voix n’exprimait plus ni sarcasme ni rancœur. Il n’y avait rien à en dire.

— Alors, mon gars, tout est bien com’ça ?

Segrave releva la tête, ses yeux brillaient à la lueur du fanal allumé dans la chambre.

— Vous ne comprenez pas. On m’a prévenu, à bord de la Thémis. Je dois rallier mon ancien bâtiment dès que nous aurons quitté Le Cap.

Il se redressa et reprit le chemin de la descente.

— Alors, vous voyez, c’était un mensonge, comme tout le reste !

 

Un peu plus tard, comme l’obscurité tombait sur le mouillage et que les étoiles, encore bien pâles, ne permettaient pas de distinguer le ciel de la mer, Bolitho alla s’asseoir dans la chambre devant sa table. Il écoutait distraitement les ordres étouffés qui lui parvenaient du pont, les craquements du cabestan. On virait à pic. Jay, l’aide-pilote, était passé à bord de l’Albacore avec un équipage de prise réduit, si bien que tous les hommes allaient avoir de la besogne pour deux et devraient faire le quart sans discontinuer jusqu’à l’instant du rendez-vous.

Tyacke passa la tête dans l’embrasure.

— Parés, sir Richard – et comme s’il attendait une réponse : D’autres ordres ?

Il ne semblait pas dans son assiette.

— Qu’avez-vous ? lui demanda Bolitho.

— Il y avait des ordres pour moi dans les dépêches, amiral. Mr. Sirncox et l’aspirant Segrave doivent débarquer quand nous en aurons fini avec tout ceci – il essaya de sourire, mais cela lui donnait l’air encore plus misérable – Ben Simcox est un bon ami à moi, et j’en suis venu à considérer différemment cet aspirant depuis…

Il ne termina pas sa phrase.

— Je comprends.

Bolitho vit une expression de surprise sur son visage ravagé.

— Parce que je suis comme je suis, c’est cela ?

Il hocha la tête et Tyacke aperçut fugitivement la terrible cicatrice à demi cachée sous une mèche.

— J’ai eu un aide de camp, dans le temps, il avait coutume de nous appeler, mes commandants et moi, Nous, les Heureux Elus. Dieu sait, monsieur Tyacke, qu’il en reste bien peu ! Oh oui, je sais ce que c’est que de trouver un véritable ami avant de le perdre en un clin d’œil. Parfois, je crois qu’il vaut encore mieux ne s’attacher à personne et ne se soucier de rien.

Quelqu’un appela depuis le pont :

— Le négrier est en route, commandant !

— Je… je suis désolé, amiral.

Tyacke devait partir, mais il avait envie de rester encore un peu.

— Non, ne le soyez pas – Bolitho croisa son regard et lui sourit : Et il faut que vous sachiez ceci. Je me soucie de tout. Et demain, lorsque je demanderai des volontaires…

Tyacke se tourna vers l’échelle.

— Vous n’en manquerez pas, sir Richard. Pas à bord de mon bâtiment.

Il disparut et, un peu après, on entendit : haute et claire !

Bolitho resta assis là de longues minutes, sourd aux chocs du safran et au fracas de la toile, tandis que, une fois encore, la goélette s’éloignait de la côte.

Pourquoi avait-il parlé ainsi à Tyacke ? Il sourit tout seul en pensant à la réponse. C’était qu’il avait besoin de lui, de ses hommes, plus que jamais et plus qu’ils ne pouvaient le comprendre.

Il ouvrit la lettre avec moult précautions et vit alors avec surprise une feuille morte de lierre tomber sur la table.

Il approcha la feuille d’un fanal, l’écriture se brouillait devant ses yeux.

 

« Mon Richard chéri,

Cette feuille vient de votre maison et de ma demeure… »

Cela suffisait pour l’instant, il lirait la suite lorsqu’il serait seul.

 

Un seul vainqueur
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